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Négociations des 18, 19 et 20 juin 1940 entre le PCF et les nazis ou la première tentative de reparution de l'Humanité

A l'été 1940, sur les instructions de l'Internationale communiste, le Parti communiste a mené une série de négociations avec les autorités allemandes pour obtenir la légalisation de ses activités.

La première de ces négociations s'est tenue les 18, 19 et 20 juin 1940. Elle a eu pour unique objet la reparution de l'Humanité dont la publication avait été suspendue le 26 août 1939 en raison de son soutien au... Pacte germano-soviétique.

Elle a pris la forme de plusieurs rencontres entre une militante communiste, Denise Ginollin, et un officier de la Propaganda Staffel Frankreich, le lieutenant Weber.

Cette militante a agi sur les ordres de Maurice Tréand, membre du Comité central, responsable de la commission des cadres et adjoint de Jacques Duclos, chef du Parti communiste clandestin.

Quelques faits marquants de cette première négociation :

1) Elle a débuté avant même la signature de l'armistice et donc l'arrêt des combats.

Négocier avec les envahisseurs allemands avant même la fin des hostilités est une preuve incontestable de... la Résistance communiste.

2) Pour obtenir l'accord des nazis, les communistes ont préparé un numéro modèle de l'Humanité légale : l'Humanité du mercredi 19 juin 1940.

En totale conformité avec la ligne défendue par le PCF depuis le début du conflit, ce numéro plaidait pour la paix avec Hitler, faisait l'éloge de la fraternité franco-allemande et condamnait l'Angleterre : autant d'engagements politiques qui n'ont pas dû pas heurter la censure allemande.

Autre élément significatif : la publication dans ce numéro d'un "communiqué officiel allemand".
 
Cette publication devait prouver la bonne foi des communistes en montrant qu'ils acceptaient non seulement de se soumettre aux règles fixées par les Allemands en matière de presse mais aussi de faire de l'Humanité légale un relais de leur propagande.

3) Pour réussir sa mission, Denise Ginollin a rédigé sous la dictée de Maurice Tréand un argumentaire. Dans ce texte on peut notamment lire :

"2) Sommes communistes avons appliqué ligne PC sous Dal [Daladier] Ray [Reynaud] juif Mandel
Juif M [Mandel] après Dal [Daladier] nous a emprisonnés. Fusillé des ouvriers qui sabotaient défense nat [nationale]
Sommes PC français pas eu peur
3) pas cédé face dictature juif M [Mandel] et du défenseur des intérêts capitalistes anglais Raynaud [Reynaud]
4) [...]
avons été d'accord avec pacte G S [pacte germano-soviétique]
notre lutte contre Bonnet, Dal [Daladier], Ray [Reynaud], Man [Mandel], cela a facilité votre victoire
notre défense du pacte
cela vous a avantagé
pour l'URSS nous avons bien travaillé par conséquent par ricochet pour vous". (1)

Dénoncer l'action du "Juif Mandel" (ministre de l'Intérieur dans le Gouvernement Reynaud), célébrer la mobilisation du PCF en faveur de la Paix, saluer les sabotages communistes dans les usines de la défense nationale, faire l'éloge du Pacte germano-soviétique et condamner l'Angleterre impérialiste, tels sont les arguments devant permettre aux communistes d'obtenir des nazis la légalisation de l'Humanité.

Le 20 juin, à son rendez-vous de 16 heures avec le lieutenant Weber, Denise Ginollin a obtenu l'autorisation de publier l'Humanité. Ses arguments ont dû être convaincants...

A 18 heures, elle lui a soumis les articles devant paraître dans le premier numéro de l'Humanité légale. Des changements ayant été demandés, la militante communiste devait revenir à 22 heures pour obtenir le visa définitif de la Kommandantur. Preuve des bonnes relations entre les deux parties, l'officier allemand lui a remis... un laissez-passer lui permettant de circuler après le couvre-feu.

A 20 h 30 près du Métro Saint-Martin, Denise Ginollin a rencontré comme prévu Maurice Tréand et Jeanne Schrodt pour faire le point sur les négociations.

C'est à ce moment qu'ils ont été arrêtés par des policiers français qui les soupçonnaient de vouloir faire reparaître l'Humanité et d'avoir de ce fait enfreint deux textes de loi. Tout d'abord, le décret-loi du 24 août 1939 en vertu duquel le journal communiste avait été suspendu le 26 août 1939 par un arrêté ministériel. Ensuite, le décret de dissolution du PCF du 26 septembre 1939 interdisant notamment toutes les publications communistes.

Ce sont les démarches entreprises tant auprès de l'imprimeur Dangon que des Allemands qui avaient suscité ces soupçons.

Sans nouvelles de la représentante du PCF, le lieutenant Weber, passé le délai d'une heure qu'il avait accordé, a informé l'Etat-major que l'Humanité ne paraîtrait pas le lendemain :

"Le 20 juin à 23 heures, l'envoyé de l'Humanité n'ayant pas présenté les modifications demandées, ce journal ne paraîtra pas le 21 juin". (2)

C'est donc l'intervention de la police française qui a empêché la parution du premier numéro de l'Humanité sous censure allemande !!!

Le 21 juin, les trois suspects et une quatrième personne arrêtée le jour même, Valentine Grunenberger, ont été auditionnés par le commissaire Lafont. Le lendemain, sur la décision du Juge Pihier, Maurice Tréand et les trois militantes ont été incarcérés respectivement à la Santé et à la Petite Roquette.

Les quatre staliniens ont été libérés le 25 juin à la suite d'une intervention... d'Otto Abetz qui avait été sollicitée par l'avocat communiste de Maurice Tréand, Me Robert Foissin. En contrepartie de cette intervention, le représentant d'Hitler en France avait manifesté le désir de rencontrer le dirigeant communiste pour discuter de la question de l'Humanité avec l'ambition d'engager de plus larges négociations...
 
Le 26 juin, le Parti communiste ayant accepté de satisfaire la demande allemande, Maurice Tréand s'est rendu à l'ambassade d'Allemagne pour conférer avec Otto Abetz. Il était accompagné d'un autre membre du Comité central : Jean Catelas. Etaient aussi présents à la réunion : Me Foissin et Denise Ginollin. 
 
Première rencontre entre un officiel allemand et... deux dirigeants communistes, cette réunion du 26 juin 1940 a marqué le début de la seconde négociation entre le PCF et les nazis. Encore une preuve de... la Résistance communiste.

Les pièces du dossier d'instruction, les rapports de Jacques Duclos et les Directives de l'IC sont les principaux documents sur lesquels on s'appuiera pour décrire les négociations des 18, 19 et 20 juin 1940 entre le Parti communiste et les envahisseurs allemands, et montrer que ces négociations ont été initiées par les communistes, que la décision d'engager cette démarche a été prise au niveau de la direction centrale du PCF et enfin qu'elles répondaient à des Instructions de l'IC.

Le présent texte se compose de douze parties. Les Parties I et II porteront sur la situation de la France et celle du PCF en juin 1940. La Partie III sera consacrée à la journée du 17 juin 1940.

Les négociations des 18, 19 et 20 juin 1940 seront décrites respectivement dans la Partie IV, dans la Partie V et dans les Parties VI, VII, VIII et IX.

Les journées des 21 et 22 juin 1940 seront évoquées dans la Partie X. La Partie XI relatera l'intervention d'Abetz. Enfin, la Partie XII traitera de la Directive de l'IC du 19 juillet 1940.
 
(1) Jean-Pierre Besse, Claude Pennetier, Juin 40, la négociation secrète, 2006 pp. 10-11.
(2) Ibid. p. 57.


PARTIE I
Situation de la France

Gouvernement Pétain

Le 16 juin 1940, réfugié dans la ville de Bordeaux depuis deux jours, le Gouvernement Reynaud démissionne à 22 heures au terme d'un Conseil des ministres au cours duquel se sont une nouvelle fois affrontés opposants et partisans de l'armistice.

A la tête de ceux qui veulent mettre fin au conflit avec l'Allemagne et qui défendent au sein du gouvernement la même position que le Commandant en chef des armées françaises, le Général Weygand : le Maréchal Pétain, vice-président du Conseil et ministre d'Etat. Ce dernier est aussitôt chargé par le Président de la République de former un nouveau gouvernement. Dans ce Gouvernement de Paix qui sera formé en moins d'une heure entreront deux représentants de l'Union Socialiste et Républicaine (USR), le parti de Marcel Déat, deux radicaux-socialistes (PRRRS), dont Camille Chautemps à la vice-présidence, et avec l'accord de Léon Blum deux socialistes (SFIO) qui étaient membres du cabinet démissionnaire : André Février et Albert Rivière. Unis avec le PCF dans une coalition appelée le Front Populaire, ces trois partis de gauche avaient remporté les élections législatives de 1936.

Parmi ceux qui veulent continuer de se battre contre les Allemands : le Général de Gaulle, sous-secrétaire d'Etat à la Défense nationale et à la Guerre attaché à la présidence du Conseil. Après s'être illustré dans les combats contre la Wehrmacht à la tête de la 4e Division Cuirassée, ce dernier a rejoint le gouvernement le 5 juin 1940. N'ayant pas une fonction ministérielle, il n'assiste jamais au Conseil des ministres. En mission en Angleterre, il apprendra la démission du gouvernement à son retour à Bordeaux dans la soirée. Après la constitution dans la nuit d'un cabinet marquant la victoire du clan des défaitistes, il décide le lendemain matin de repartir pour Londres. Il s'embarquera dans l'avion ramenant en Angleterre l'envoyé spécial de Churchill, le Général Spears.


Demande d'armistice

Le 17 juin, en début d'après-midi, le nouveau président du Conseil prononce à la radio une courte allocution dans laquelle il déclare qu'il faut mettre fin au conflit avec l'Allemagne ("il faut cesser le combat") avant d’annoncer qu'il est entré en contact avec le gouvernement allemand pour négocier un armistice.

Illustration de l'alliance germano-soviétique, quelques heures après cette annonce, Viatcheslav Molotov, président du Conseil et commissaire du peuple aux Affaires étrangères, convoque l'ambassadeur allemand à Moscou, Friedrich Werner von der Schulenburg, pour lui exprimer "les plus chaleureuses félicitations du Gouvernement soviétique pour le magnifique succès des forces armées allemandes". (Télégramme n° 1167 du 17 juin 1940)

Le lendemain, à Londres, le Général de Gaulle s'exprime à la BBC pour condamner la demande d'armistice et appeler les Français à poursuivre le combat contre l'envahisseur allemand. L'Appel du 18 juin 1940 est l'acte fondateur de la Résistance française : "Quoi qu'il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas".


PARTIE II
Situation du PCF

Arrivée de Jacques Duclos à Paris

Jacques Duclos et Maurice Tréand arrivent à Paris le 15 juin 1940 soit le lendemain de l'entrée des troupes allemandes dans la capitale. La veille ils ont quitté Bruxelles en compagnie d'Eugen Fried qui repart immédiatement pour la Belgique.

Secrétaire du PCF, député de la Seine, Jacques Duclos s'est réfugié dans la capitale belge en octobre 1939 où il a établi une direction clandestine du Parti communiste. Ce départ a été motivé par la dissolution du PCF le 26 septembre 1939 et la procédure judiciaire engagée contre les parlementaires communistes à la suite d'une lettre que ces derniers avaient adressée au président de la Chambre quelques jours après le partage de la Pologne entre l'Allemagne et l'URSS. Dans cette lettre ils demandaient l'organisation d'un vote du Parlement en faveur d'une "paix juste, loyale et durable, que du fond de leur cœur souhaitent tous nos concitoyens". Avec le soutien du Parti communiste belge et de l'antenne de l'IC, cette direction a été un véritable centre d'imprimerie pour la propagande communiste diffusée sur le territoire français.

Membre du Comité central, responsable de la Commission des cadres, organisme chargé de la sélection, du recrutement et de la surveillance des cadres à tous les échelons du Parti, Maurice Tréand a été l'un des membres de la direction communiste installée en Belgique.

Représentant de l'IC auprès du PCF, Eugen Fried a quitté Paris en septembre 1939 pour s'installer à Bruxelles où il a mis en place une antenne de l'IC qui était chargée de contrôler tous les partis communistes d'Europe occidentale.

Motivé par un télégramme de Moscou reçu quelques jours après l'invasion de la Belgique par les armées allemandes le 10 mai 1940, le départ des deux dirigeants communistes a été retardé pour des raisons de sécurité.

A leur arrivée à Paris, Jacques Duclos et Maurice Tréand ne sont pas en mesure de prendre contact avec le Parti en raison de la décision de l'équipe dirigeante formée autour de Benoît Frachon de quitter la capitale avant l'arrivée des Allemands. Deux exceptions toutefois : Jean Catelas et Gabriel Péri. Autre difficulté : les effectifs du Parti ont fortement diminué en raison de la mobilisation, de la répression et de l'exode. 

Conséquence de cette situation, ils vont passer leurs deux premières nuits... à l'ambassade soviétique comme le relate Maurice Tréand dans son rapport du 2 juillet 1940 adressé à l'IC :

"Le jour de notre arrivé nous n’avons pu trouvé personne au 3 a 4 adresse que j’avais. Tous le monde a foutu le camp. Nous avons couché 2 jours chez nos amis So... d’ici." (1)

(1) Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 52-53, 1993, p. 202.


Jacques Duclos,
Chef du Parti communiste clandestin

A son arrivée, Jacques Duclos prend la direction du Parti communiste clandestin en raison des absences de Maurice Thorez et de Benoît Frachon.

Secrétaire général du PCF, le premier s'est réfugié en Russie après sa désertion en octobre 1939 et un court séjour en Belgique. Ce départ a été caché aux militants pour ne pas les démobiliser. Secrétaire de la CGT, ancien membre du Bureau politique du PCF, placé à la tête du Parti en octobre 1939, le second a quitté Paris avant l'arrivée des Allemands.

Son principal adjoint sera Maurice Tréand. Ce dernier sera aussi pendant quelques semaines son seul contact avec l'extérieur.

Suivant des consignes orales d'Eugen Fried, cette nouvelle direction se fixe une priorité : obtenir des Allemands l'autorisation de publier l'Humanité.
 
En cas de succès, l'Humanité légale permettra au Parti communiste de faire connaître au plus grand nombre ses positions sur la situation de la France. Suivant les instructions envoyées ultérieurement par Moscou, elle devra en priorité expliquer aux Français que le PCF est le seul Parti légitime pour diriger le pays au motif qu'il est le seul Parti à s'être opposé à la guerre.
 
On fera remarquer qu'en adoptant cette ligne légaliste, le Parti communiste reconnaît les envahisseurs allemands comme des autorités légitimes sur les territoires qu'ils contrôlent et ce alors que la France est toujours en guerre contre l'Allemagne d'Hitler.

Les prescriptions de Fried seront confirmées par une Directive de l'IC du 22 juin 1940 définissant les conditions d'une activité légale communiste.
 
 
Directive de l'IC
 
Le 22 juin 1940, à Moscou, l'Internationale communiste adopte une Directive en relation avec sa section française autrement dit le Parti communiste français.

Cette Directive est envoyée le jour même à Bruxelles à Eugen Fried dans un télégramme signé par Georges Dimitrov, secrétaire général de l'IC, et Maurice Thorez, secrétaire général du PCF. Le représentant de l'IC auprès du PCF transmettra les Instructions de Moscou à Jacques Duclos.

Signalons que le texte du Télégramme présente quelques différences de rédaction avec le texte de la Directive. (1)

Texte fondamental, la Directive du 22 juin 1940 définit l'action du Parti communiste dans une France défaite et occupée par les armées du IIIe Reich.

Trois facteurs en déterminent le contenu. Tout d'abord, l'alliance germano-soviétique fondée sur le plan politique par le Pacte germano-soviétique du 23 août 1939 et le Traité de frontières et d'amitié du 28 septembre 1939. Ensuite la position de l'IC sur le conflit européen qui est analysé comme une guerre impérialiste qui doit être combattue par la classe ouvrière de tous les pays belligérants. Enfin, l'armistice demandé par le Gouvernement Pétain le 17 juin 1940 et conclu le 22 juin. Rappelons que Moscou a réagi à cet événement en envoyant à Hitler un message le félicitant "pour le magnifique succès des forces armées allemandes".

Pour l'IC la défaite de la France constitue avant tout une opportunité offrant au PCF la possibilité de prendre le pouvoir.

C'est pour cette raison qu'elle lui fixe en matière de propagande l'objectif suivant : expliquer aux Français qu'il est le seul Parti légitime pour diriger la France au motif qu'il est le seul Parti à s'être opposé à la guerre.

Autre considération d'importance, l'IC demande au PCF de tirer profit de la présence des nazis pour reprendre une activité légale. L'occupation allemande ne constitue donc pas un obstacle à la prise du pouvoir par les communiste. Au contraire elle est vue comme une circonstance favorable !!!

Concernant la presse, Moscou formule la consigne suivante :

"Utilisez moindre possibilité favorable pour faire sortir journaux syndicaux, locaux, éventuellement l'Humanité".

Dernier élément prouvant que la Directive de l'IC n'appelle nullement les communistes à combattre les Allemands : la recommandation demandant au PCF d'encourager les contacts entre les travailleurs français et les soldats allemands.

(1) La Directive de l'IC du 22 juin 1940 a été publiée dans les Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 52-53, 1993 (pp. 186-187). Quant au Télégramme de l'IC du 22 juin 1940, on peut lire son contenu dans Moscou, Paris, Berlin. Télégrammes chiffrés du Komintern, 1939-1941, 2003 (pp. 240-242).
 
 
Accord de Jacques Duclos
 
Les Instructions de Moscou seront reçues à Paris au début du mois de juillet et seront formellement approuvées par Jacques Duclos comme l'atteste son rapport du 3 juillet 1940 adressé à l'IC :
 
"Nous venons de recevoir vos indications avec lesquelles nous sommes entièrement d'accord". (1)

Les documents cités permettent de prouver l'existence non seulement de communications entre Paris et Moscou mais aussi d'un accord entre Georges Dimitrov (direction de l'IC), Maurice Thorez (direction moscovite du PCF) et Jacques Duclos (direction parisienne du PCF) sur le contenu de la Directive du 22 juin 1940 et notamment sur l'opportunité de négocier avec les Allemands.

Au vu de ces éléments, on s'étonnera que des historiens puissent soutenir qu'à l'été 1940 la direction du PCF était totalement isolée et qu'elle n'avait aucun lien avec Moscou. L'étonnement disparait quand on fait le constat que leur but n'est pas d'établir la vérité mais d'écarter la responsabilité de l'IC et de Thorez dans les pourparlers de l'été 1940.

(1) Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 52-53, 1993, p. 209.


PARTIE III
Journée du 17 juin 1940

Le Matin et La Victoire

Le 17 juin 1940, deux journaux parisiens paraissent avec l'accord des autorités allemandes : Le Matin et La Victoire de Gustave Hervé.

Les communistes tireront deux enseignements de cet événement. Tout d'abord, des journaux sont autorisés par la puissance occupante. Ensuite, la censure française n'a plus aucun pouvoir.
 

Me Robert Foissin

Le même jour, au Palais de justice, un avocat connu pour ses relations avec l'ambassade d'Allemagne, Me Picard, aborde un avocat communiste, Me Foissin pour lui demander "si le Parti communiste est décidé à faire reparaître l'Humanité" (1). Ce dernier rapportera à Maurice Tréand le contenu de cet échange surprenant.

Membre du Parti communiste, Robert Foissin est l'avocat depuis dix ans de l'ambassade soviétique et de la représentation commerciale de l'URSS. Il suit aussi le dossier des députés communistes emprisonnés puisqu'il a fait partie du collectif d'avocats chargé de leur défense au cours de leur procès qui s'est déroulé du 20 mars au 3 avril 1940.

Sympathisant d'extrême droite, André Picard s'est mis au service d'Otto Abetz qui s'est installé le 15 juin 1940 à l'ambassade d'Allemagne en tant que représentant du ministère des Affaires étrangères auprès du Militärbefehlshaber in Frankreich (Commandant militaire en France). Otto Abetz a pour mission de conseiller politiquement les autorités militaires en vue de favoriser le rapprochement franco-allemand. Il sera nommé au rang d'ambassadeur en août 1940.


Denise Ginollin

Le 17 juin, sur un plan organisationnel, Maurice Tréand renoue le contact avec quelques militants comme Denise Ginollin, responsable du 11e arrondissement parisien.

Dans son long et détaillé rapport du 30 juin 1940 adressé à l'IC, Jacques Duclos apporte les précisions suivantes :

"Dès notre arrivée à Paris nous avons cherché la liaison avec le Parti, mais Grégoire [pseudonyme de Maurice Tréand] chercha en vain toute la journée du 16 juin, et le lendemain 17 à défaut de trouver la direction régionale [Jean Catelas] il put entrer en contact avec les organisations de quatre arrondissements (7ème, 8ème, 10ème et 11ème). Sans perdre de temps, nous avons rédigé un tract « Il y a des comptes à régler » qui fut tiré à 7 000 exemplaires et distribué par ces organisations. En outre nous avons édité tout de suite un n° de l'Humanité ronéotypé [l'Humanité n° 56 du 19 juin 1940] dont la diffusion fut assurée avec le concours de la direction régionale qui, entre temps, avait pu être touchée". (2)

Signalons que ce rapport est signé Yves (Duclos) et Grégoire (Tréand).

(1) Francis Crémieux, Jacques Estager, Sur le Parti 1939-1940, 1983, p. 353. (Note de Robert Foissin du 7 novembre 1944).
(2) Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 52-53, 1993, p. 194.


PARTIE IV
Journée du 18 juin 1940

Kommandantur

Le 18 juin, Maurice Tréand organise une réunion dans un immeuble située au 12, avenue de l'Opéra. Sont présents à cette réunion : Jean Catelas, dirigeant communiste resté à Paris à la demande de Frachon pour mener l'action du Parti dans la région parisienne, et quatre militants dont Denise Ginollin.

Le dirigeant communiste leur annonce qu'il faut obtenir des Allemands l'autorisation de faire paraître l'Humanité. Il avance deux motifs pour justifier la démarche : une instruction de l'Internationale communiste et l'exemple de la presse communiste qui est autorisée dans les pays occupés par l'armée allemande (Belgique, Norvège et Danemark).

On rappellera que l'Humanité du 25 août 1939 (édition parisienne) a été le dernier numéro légalement publié. A la suite de cette publication, l'organe central du PCF a été successivement saisi, suspendu et interdit. Dans l'après-midi du 25 août, la police s'est présentée à l'imprimerie du journal où elle a procédé à la saisie de l'Humanité du 26 août 1939 (édition de province) et empêché la préparation de l'Humanité du 26 août 1939 (édition parisienne). Le lendemain, le quotidien communiste a été suspendu par un arrêté du ministre de l'Intérieur, Albert Sarraut, radical-socialiste. Cet arrêté avait pour base juridique le décret-loi du 24 août 1939 autorisant la suspension de tout journal dont "la publication est de nature à nuire à la défense nationale". La saisie et la suspension de l'Humanité étaient fondées sur un même motif : le soutien du quotidien communiste au Pacte germano-soviétique. Dernier élément, le journal est entré dans le champ d'application du décret-loi du 26 septembre 1939 interdisant la publication de tous écrits émanant des organisations communistes.

Après cette réunion, Maurice Tréand confie à Denise Ginollin la mission d'obtenir du service de presse de la Kommandantur l'autorisation de publier l'Humanité en lui précisant qu'elle doit mener cette démarche au nom des communistes parisiens.

Le choix d'une militante agissant de surcroît au nom de responsables régionaux doit préserver la direction centrale de toute compromission. Autre intérêt de ce choix : masquer aux Allemands la présence de dirigeants communistes dans la capitale.

A son premier contact avec la Propaganda Staffel Frankreich (1), située au 12 boulevard de la Madeleine, Denise Ginollin n'obtient aucune réponse. On l'invite simplement à revenir le lendemain.

C'est donc le mardi 18 juin 1940, jour de l'Appel du Général de Gaulle, que débute la première négociation entre le Parti communiste et les nazis avec pour objet la reparution de l'Humanité.

On peut aussi constater qu'elle commence avant même la signature de l'armistice et donc l'arrêt des combats.

Négocier avec les envahisseurs allemands avant même la fin des hostilités est une preuve incontestable de... la Résistance communiste.


Début des négociations :
17 juin 1940 ou 18 juin 1940 ?

Des historiens fixent le point de départ des négociations entre le PCF et les Allemands au 17 juin 1940 et à la rencontre entre Foissin et Picard.

En retenant cette date et surtout ce fait, ils peuvent attribuer l'initiative des pourparlers... aux Allemands.
 
Certains auteurs iront même jusqu'à présenter les communistes comme... les victimes d'un piège. Ecartant toute idée de compromission communiste, cette thèse supposerait de considérer que les communistes ne savaient pas que les nazis étaient... des nazis. Pensaient-ils que c'étaient des touristes ?

On pourra écarter la date du 17 juin 1940 en montrant que la rencontre Foissin-Picard n'a pas été à l'origine des pourparlers communo-nazis.

Rappelons tout d'abord que Foissin a fait état de cette rencontre dans un mémorandum rédigé le 7 novembre 1944 dans le cadre de la procédure d'exclusion engagée contre lui par le Conseil de l'Ordre des avocats pour ses contacts avec les Allemands à l'été 1940.
 
Dans ce texte qui développait le contenu d'un premier mémorandum rédigé le 26 septembre 1944, il justifiait ses relations avec des officiels allemands en les inscrivant dans le cadre de... la Résistance communiste.
 
A défaut de pouvoir confirmer ou infirmer avec d'autres sources la réalité et le contenu de sa rencontre avec Picard le 17 juin, on peut au moins faire le constat que dans sa note Foissin n'indique nullement que dans cet échange son confrère a prétendu exprimé une position allemande.

Plus probants, deux faits permettent d'établir que si des propos de Picard ont été rapportés aux communistes, ces derniers ont jugé qu'ils exprimaient une position personnelle.
 
Tout d'abord, les communistes ont soumis leur demande de reparution de l'Humanité au service de presse de la Kommandantur (autorités militaires) et non à l'ambassade d'Allemagne (Abetz).

Ensuite, au cours de cette démarche, ils n'ont, à aucun moment, pour obtenir une réponse positive des Allemands, mis en avant un quelconque contact avec Abetz comme l'attestent l'argumentaire préparé par Denise Ginollin et Maurice Tréand, leurs dépositions ou encore les rapports de Duclos et de Tréand à l'IC.
 
Par son objet, sa date de rédaction, ses auteurs et son destinataire, l'argumentaire communiste était le document le plus approprié pour évoquer une initiative d'Abetz.
 
Dans ce document, les communistes justifiaient leur démarche en ces termes :
 
"1°) Vous avez laissé paraître journaux communistes dans autres pays Dan [Danemark], Norv [Norvège], Bel [Belgique]
Sommes venus normalement demander autorisation". (2)

A la lecture de ce texte qui a été préparé pour l'entretien Weber-Ginollin du 20 juin, on peut constater qu'il est indiqué que c'est l'exemple de la presse communiste autorisée dans les pays occupés par l'Allemagne qui a incité le PCF a engagé des pourparlers avec les Allemands.
 
Au final, ce document vient s'ajouter à tous ceux qui prouvent que les communistes sont à l'initiative de ces négociations.
 

Dépositions de Denise Ginollin
et de Maurice Tréand

Interrogée le 21 juin par le commissaire Lafont, Denise Ginollin reconnaitra avoir engagé des négociations avec les Allemands pour faire reparaître l'Humanité et justifiera cette démarche en affirmant qu'elle pensait que l'administration militaire allemande était la seule autorité légitime :

"Il est tout à fait exact qu'avec deux camarades, Mme Schrodt et M. Tréand, j'ai songé à faire reparaître régulièrement le journal l'Humanité. Nous avons eu cette idée lorsque nous avons vu publier divers journaux tels que Le Matin ou La Victoire.
Je me suis adressée a cet effet, il y a deux ou trois jours au service de presse de la Kommandantur, 12, Bd de la Madelaine à Paris. [...]
DEMANDE : Vous n'ignorez pas que le journal l'Humanité a été suspendu par arrêté du ministre de l'Intérieur du 26 Août 1939; que, d'autre part, un décret du 26 septembre 1939 a prononcé la dissolution des organisations communistes et interdit notamment la publication sous quelle que forme que ce soit de tous écrits émanant de ces organismes ou s'y rattachant. Pourquoi dès lors avez vous tenter de faire publier à nouveau le journal l'Humanité.
REPONSE : J'ai agi de bonne foi. Je me suis adressée aux autorités allemandes parce que j'ai cru que c'était ce qu'il convenait de faire. Si j'avais cru qu'il était nécessaire de s'adresser aux autorités françaises, je l'aurais fait tout aussi bien.
J'ai pensé que les décrets de suspension et de dissolution dont il vient d'être question ne recevaient plus d'application." (3)

Au cours de son audition, Maurice Tréand commencera par nier les faits, puis, après avoir pris connaissance des aveux de Denise Ginollin, il assumera la responsabilité des actions de sa camarade et justifiera sa démarche en mettant aussi en avant la légitimité des autorités allemandes :

"Depuis, lundi [17 juin], en effet nous nous sommes rencontrés quotidiennement, ma camarade Ginollin et moi, et nous nous tenions au courant de ce que nous faisions dans l’ordre d’idées qui nous intéressait. Désireux de faire reparaître l’Humanité dans les circonstances actuelles où, estimions-nous, elle avait un rôle à jouer, nous nous sommes adressés à la kommandantur pour savoir dans quelles conditions notre journal pourrait paraître. Nous tenions en effet, à ce que la chose eût un caractère de régularité indiscutable. [...]
Ma camarade Ginollin n’a fait de démarches que sur mes indications. J’ai été amené à lui conseiller celles-ci dans les circonstances suivantes : Revenant de Lille, où j'ai constaté que rien ne pouvait être publié sans l'autorisation de la Kommandantur, j'y ai appris, en outre, qu'en Belgique, un journal communiste ou plus exactement plusieurs journaux communistes paraissaient régulièrement avec l'autorisation des autorités allemandes locales. J'en ai conclu que ce qui était fait dans un lieu devait l'être dans l'autre, ou tout au moins pouvait l'être, et c'est alors que j'ai eu l'idée des démarches dont il vient d'être question
J'étais de très bonne foi et j'étais convaincu que seules les autorités locales d'occupation pouvait trancher les questions relatives à la publication du journal". (4)


Rapport de Duclos

Dans son rapport du 30 juin 1940, Jacques Duclos informera l'Internationale communiste de la démarche engagée avec la Kommandantur et justifiera le choix d'une militante :

"Au surplus, tenant compte du fait que, par exemple à Anvers, le Parti [Parti communiste belge] édite légalement un journal flamand "Ulenspiegel", nous avons voulu voir si la publication légale de l'Humanité serait autorisée, mais nous avons tenu à faire cette démarche sans engager les dirigeants du Parti [PCF]. C'est la camarade Denise Reydet [nom de jeune fille de Denise Ginollin] qui est allée à la Kommandantur, où une première fois on lui fit une réception assez fraîche en lui demandant de revenir". (5)


L'imprimeur Dangon

C'est aussi dans la journée du 18 juin que Denise Ginollin sollicite l'ex-l'imprimeur de l'Humanité, Georges Dangon, pour qu'il reprenne l'impression du quotidien communiste :

"Pour faire paraître l'Humanité, nous nous sommes adressées, mes camarades et moi, à M. DANGON, demeurant 123, rue Montmartre, ex-imprimeur de l'Humanité. C'est moi qui suis allée le voir deux ou trois fois. M. DANGON m'a déclaré qu'il était prêt à imprimer le journal dès que nous aurions l'autorisation de paraître." (6)

Auditionné comme témoin par le commissaire Lafont le 21 juin, l'imprimeur confirmera cette première rencontre :

"Il est exact qu'on m'a demandé d'imprimer de nouveau le journal l'Humanité. J'ai en effet imprimé cet organe de 1925 à 1939.
J'ai reçu le mardi 18 juin la visite d'une femme qui m'a demandé, de la part de la Direction du Parti communiste français, si je pouvais imprimer le journal l'Humanité.
Je lui ai répondu que la chose n'était possible qu'à la condition que soient obtenues toutes les autorisations nécessaires." (7)


L'Humanité du mercredi 19 juin 1940

Pour assurer le succès de l'entrevue du lendemain, les communistes décident de préparer un numéro modèle de l'Humanité légale : l'Humanité du mercredi 19 juin 1940.

Composé d'un "communiqué officiel allemand" et de six articles ("Vive Paris", "Il faut libérer les défenseurs de la paix", "Le nouveau gouvernement", "Négociations de paix", "Vive l'URSS", "Dans les communes de banlieue"), ce numéro zéro approuve la démarche du Maréchal Pétain de négocier un armistice avec Hitler ("Nous prenons acte"), dénonce les "banquiers de la Cité de Londres" dont la tutelle sur les dirigeants français explique l'entrée en guerre de la France, demande la libération des "défenseurs de la Paix et ennemis du capitalisme" autrement dit des communistes, célèbre l'URSS comme "le pays du socialisme et de la paix" et enfin définit clairement le projet du Parti communiste : "Paix" avec l'Allemagne nazie (libération nationale), "fraternité des peuples" (fraternité franco-allemande) et "lutte contre le capitalisme" (libération sociale).

Précisons qu'il ne doit pas être confondu avec l'Humanité n° 56 du 19 juin 1940 qui appartient à la série régulière de Humanités clandestines

En totale conformité avec la ligne défendue par le PCF depuis le début du conflit, l'Humanité du mercredi 19 juin 1940 plaide pour la paix avec Hitler, fait l'éloge de la fraternité franco-allemande et condamne l'Angleterre : autant d'engagements politiques qui ne devraient pas heurter la censure allemande.

Autre élément devant permettre aux communistes d'obtenir une réponse positive des Allemands : la publication dans ce numéro d'un communiqué de la Wehrmacht.

Cette publication doit prouver leur bonne foi en montrant qu'ils acceptent non seulement de se soumettre aux règles fixées par les Allemands en matière de presse mais aussi de faire de l'Humanité légale un relais de leur propagande. 
 
On pourra juger du patriotisme du PCF au cours de la guerre franco-allemande de 1939-1940 en signalant le fait suivant : l'Humanité clandestine a publié plus de communiqués allemands (1) que de communiqués français (0).  

(1) A la mi-juillet 1940 la Propaganda Staffel Frankreich (escadron de propagande de France) sera remplacée par la Propaganda Abteilung Frankreich (section de propagande de France) et ses antennes régionales comme la Propaganda Staffel de Paris.
(2) Jean-Pierre Besse, Claude Pennetier, Juin 40, la négociation secrète, 2006 p. 10.
(3) Raymond Tournoux, Journal Secret, 1975, pp. 209-210. (1er interrogatoire de Denise Ginollin).
(5) Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 52-53, 1993, pp. 194-195 (texte intégral).
(6) R. Tournoux, op. cit., p. 208 (1er interrogatoire de Denise Ginollin)
(7) R. Tournoux, op. cit., p. 280.


PARTIE V
Journée du 19 juin 1940

Kommandantur

Le 19 juin, comme prévu, Denise Ginollin se rend à la Kommandantur où elle est reçue cette fois par un officier : le lieutenant Weber.

Courtois, ce dernier écoute avec attention la requête formulée par la militante communiste. Dans sa réponse, il lui indique qu'en principe rien ne s'oppose à la publication de l'Humanité. Il ajoute qu'il ne peut se prononcer de son propre chef et lui demande en conséquence de se présenter le lendemain pour connaître sa décision.

Cette description de l'entretien s'appuie principalement sur la déposition de la militante communiste :

"[...] J'ai été reçue par le lieutenant WEBER à qui j'ai exposé le dessein de mes camarades et le mien. Il m'a répondu qu'en principe rien, ne s'opposait à la publication d'un journal, sous réserve de se conformer aux instructions qui seraient données : interdiction d’y faire paraître des nouvelles de caractère militaire, des bulletins météorologiques, des appels à des rassemblements et, d'une façon générale, tous articles pouvant créer une certaine agitation. Il a ajouté qu'il ne pouvait se prononcer immédiatement et de son propre chef, une conférence de presse devant avoir lieu à la Kommandantur." (1)

Dans son rapport du 30 juin 1940, Jacques Duclos fera état de ce premier succès - un accord de principe - en soulignant que l'officier allemand a manifesté le désir de négocier directement avec un dirigeant communiste :

"Lors de la deuxième entrevue, changement d'attitude, l'officier qui reçut cette camarade se montra empressé, manœuvrant visiblement pour voir un responsable du Parti, disant qu'à son avis rien ne semblait devoir s'opposer à la parution de l'Humanité". (2)


L'imprimeur Dangon

Après la réponse positive du lieutenant Weber, Denise Ginollin passe chez l'imprimeur Dangon à 18 heures. Ce dernier précisera devant le commissaire Lafont le motif de cette visite :

"Cette femme est revenue le lendemain, mercredi, à 18 heures. Elle s'est présentée alors comme étant une dame Reydet Denise.
Elle m'a dit qu'elle espérait obtenir une autorisation des autorités allemandes et m'a promis de me faire tenir les fonds nécessaires au paiement des premiers numéros, papier et impression." (3)


Argumentaire du 20 juin 1940

Afin de préparer son rendez-vous crucial du lendemain, Denise Ginollin a un long entretien avec Maurice Tréand au cours duquel elle prend des notes en sténographies comme elle le décrira au commissaire Lafont :

"[...] Enfin, en ce qui concerne les feuillets détachés d'un carnet, ils proviennent du carnet à feuillets mobiles de TREAND lui-même. Ils ont été établis, aussi bien en ce qui concerne les feuillets sténographiés que les feuillets portant le texte in extenso, par moi-même, au cours d'un long entretien avec Tréand sur la conduite à tenir. Nous avions, en effet, l'impression que nous aurions des difficultés dans la publication de l'Humanité et nous avons tenu mon camarade et moi, à bien préciser notre attitude pour qu'il n'y ait pas d'équivoque.
J'ai pris des notes en sténographie au fur et à mesure de notre discussion et ensuite, pour être certaine que je ne m'étais pas trompée, j'ai transcrit en clair les notes sténographiques que j'avais prises. Mon camarade TREAND, de son côté, a pris des notes sur le même sujet, notes qu'il a portées sur le carnet à feuillets mobiles dont il m'avait donné un certaines nombres de pages." (4)

Le document final rédigé par Denise Ginollin permet de connaître le contenu de cet entretien. Il se présente sous la forme d'un texte sans titre composé de neuf feuillets manuscrits. Dans ce texte sont regroupés en dix points les arguments que la militante communiste devra exposer le 20 juin au lieutenant Weber "pour qu'il n'y ait pas d'équivoque" sur l'attitude du PCF : c'est donc l'Argumentaire du 20 juin 1940.

Outre l'affirmation que sa démarche est faîte au nom des communistes parisiens ("Nous sommes Paris" (5)), on retiendra de ce texte l'extrait suivant :

"2) Sommes communistes avons appliqué ligne PC sous Dal [Daladier] Ray [Reynaud] juif Mandel
Juif M [Mandel] après Dal [Daladier] nous a emprisonnés. Fusillé des ouvriers qui sabotaient défense nat [nationale]
Sommes PC français pas eu peur
3) pas cédé face dictature juif M [Mandel] et du défenseur des intérêts capitalistes anglais Raynaud [Reynaud] [...]
4) [...]
avons été d'accord avec pacte G S [pacte germano-soviétique]
notre lutte contre Bonnet, Dal [Daladier], Ray [Reynaud], Man [Mandel], cela a facilité votre victoire
notre défense du pacte
cela vous a avantagé
pour l'URSS nous avons bien travaillé par conséquent par ricochet pour vous". (6)

Cet extrait permet de connaître quatre des arguments communistes devant convaincre les Allemands de légaliser l'Humanité.

Tout d'abord, la célébration du Pacte germano-soviétique. Le message est clair : les communistes et les nazis sont des... alliés. L'ouverture d'une négociation entre le PCF et les autorités d'occupation est donc tout à fait légitime.
 
Ensuite, la revendication du sabotage des fabrications de guerre. Encore un message clair. La contribution des communistes à la défaite de la France et à la victoire allemande mérite une récompense : l'autorisation de publier l'Humanité.

Signalons que le document cité est l'un des rares textes dans lequel le PCF reconnait sa responsabilité dans les sabotages commis par ses militants.

Autre élément, la dénonciation de Georges Mandel, dernier ministre de l'Intérieur dans le Gouvernement Reynaud, en soulignant sa qualité de "Juif". Le sens de cette dénonciation est évident : les communistes sont comme les nazis des victimes des Juifs.

Enfin, la condamnation des alliés anglais. Le propos est explicite. Les communistes et les nazis combattent un même ennemi : l'impérialisme britannique.

Indiquons pour terminer que Maurice Tréand a noté dans son carnet un résumé succinct de l'argumentaire communiste dans lequel on peut notamment lire : "2° Nous sommes communistes 9 mois morts prisons par les Juifs Mandel". (7)


"Déclaration d'intention du 20 juin 1940"

Texte fondamental, le document désigné dans cette étude comme "l'Argumentaire du 20 juin 1940" permet de prouver la réalité des négociations de l'été 1940 entre le PCF et les Allemands, et surtout de connaître les arguments que les communistes leur ont soumis pour les convaincre d'autoriser la publication de l'Humanité.

Il a été publié par deux historiens (communistes), Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier, dans un ouvrage de 2006 intitulé Juin 40, la négociation secrète.

Dans leur ouvrage, les auteurs ont choisi de donner au document le titre suivant : "déclaration d'intention du 20 juin 1940".

Ce titre équivoque reflète la thèse des auteurs selon laquelle les communistes avaient l'intention de l'utiliser dans leurs négociations avec les Allemands mais que les circonstances ne leur ont pas permis de le faire.

Plus précisément, ils soutiennent que Tréand devait s'en servir au cours d'une rencontre avec le lieutenant Weber dans la soirée du 20 juin 1940 et que le dirigeant communiste n'a pu honoré ce rendez-vous en raison de son arrestation.

On contestera cette thèse en avançant deux arguments. Tout d'abord, pour préserver le Parti de toute compromission et préserver la sécurité de ses dirigeants, les négociations devaient être menées par un ou une militante. En d'autres termes, Tréand n'a pris aucune part à ces pourparlers et n'avait donc aucun rendez-vous avec les Allemands dans la soirée du 20 juin. Rendez-vous d'ailleurs formulé par les auteurs sur le mode de l'hypothèse.

Plus probant, le rapport du Duclos daté du 30 juin 1940 apporte la preuve formelle que Ginollin a exposé devant le lieutenant Weber des arguments tirés de "l'Argumentaire du 20 juin 1940". On fera d'ailleurs remarquer que les auteurs, qui consacrent leur ouvrage à "la négociation secrète" de "juin 1940", ne font aucune référence à ce rapport qui a pourtant été publié pour la première fois en 1993 dans la revue Communisme Les archives du communisme n° 32-33-34.


Rapport du professeur Grimm

Dernier élément, le 19 juin, le Pr. Grimm, adjoint d'Otto Abetz à l'ambassade d'Allemagne, rédige un rapport pour le Haut commandement militaire allemand à Paris.

Dans ce document, il décrit la situation de la France avant de formuler des propositions en s'appuyant sur ses rencontres avec des interlocuteurs français : "Depuis le 14 juin, j'ai discuté avec de nombreux français, pour partie des amis éprouvés [...] et rapporte leurs suggestions et analyses telles qu'elles m'ont été énoncées : [...]". (8)

Concernant les communistes il plaide non seulement pour leur libération mais aussi pour une coopération :

"10. L'amnistie politique.
Vous devez imposer une amnistie politique. Tous ceux qui ont été emprisonnés pour défaitisme, etc. doivent être immédiatement libérés - particulièrement les communistes. Il faut que la population sache que c'est vous qui avez obtenu que soient prises ces mesures, c'est vous les libérateurs. [...]

12. Coopération avec les communistes.
On m'a dit : il faut gagner les communistes. C'est aujourd'hui possible. Les communistes sont en train de devenir antisémites et anti-marxistes. Dès lors, le jour où ils franchiront le pas vers le national-socialisme n'est plus éloigné. Autorisez un journal communiste, mais prenez vos précautions contre les abus". (9)

(1) Raymond Tournoux, Journal Secret, 1975, p. 207 (1er interrogatoire de Denise Ginollin).
(2) Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 52-53, 1993, p. 195.
(3) R. Tournoux, op. cit., p.280.
(4) Ibid, p. 213. (2e interrogatoire de Denise Ginollin).
(5) Jean-Pierre Besse, Claude Pennetier, Juin 40, la négociation secrète, 2006, p. 13.
(6) Ibid., p. 10.
(7) Sylvain Boulouque, L'affaire de l'Humanité, 2010, p. 192. (texte intégral).
(8) D. Peschanski, Vichy 1940-1944 Archives de guerre d'Angelo Tasca, 1986, p. 114.
(9) Francis Crémieux, Jacques Estager, Sur le Parti 1939-1940, 1983, p. 240.


PARTIE VI
Journée du 20 juin 1940 :
Entrevue de 16 heures

Autorisation

Le 20 juin, les deux parties se rencontrent brièvement le matin avant de se retrouver à 16 heures pour une réunion au cours de laquelle le lieutenant Weber annonce à Denise Ginollin que l'Humanité est autorisée à paraître.

Les arguments de la militante communiste ont dû être convaincants... Dans sa déposition, elle rend compte de ce succès en déclarant :

"Je suis retourné le voir le lendemain, c’est-à-dire hier [20 juin], il m’a fait attendre toute la matinée et s'est bornée à m’inviter à repasser l’après midi, le résultat de la conférence de presse n'étant pas encore connu. Dans l'après-midi, à quatre heures environ, il m’a reçue et, après m’avoir donnée les consignes générales dont j’ai parlé, il m’a déclaré que l'Humanité pouvait paraître ajoutant même, qu’elle devait le faire le plus tôt possible. Il était entendu que tous les articles devaient être préalablement soumis à la censure de la kommandantur." (1)

Dans son rapport du 30 juin 1940, Jacques Duclos donne les précisions suivantes sur l'entrevue cruciale de 16 heures :

"le 20 juin la camarade D.R [Denise Reydet] fut reçue à nouveau par l'officier de la Kommandantur [...]. Mettant à profit la tournure prise par la discussion notre camarade stylée par nous déclara : « Nous demandons l'autorisation de paraître pour exposer notre politique, certes nous comprenons que dans les circonstances actuelles nous ne pouvons rien écrire contre vous, mais rien pour non plus, et si vous interdisez l'Humanité, elle ne s'arrêtera sans doute pas de paraître étant donné qu'elle a paru depuis le commencement de la guerre malgré le décret de la peine de mort [décret Sérol du 9/4/40] »". (2)

On fera remarquer que ce rapport apporte la preuve formelle que Denise Ginollin a utilisé au cours de son entretien avec le lieutenant Weber l'argumentaire qu'elle avait préparé avec Maurice Tréand.
 
On mentionnera deux faits précis. Tout d'abord, en écrivant "notre camarade stylée par nous déclara", Jacques Duclos reconnaît que les arguments utilisés par la militante communiste pendant cet entretien ont été définis par le Parti. 
 
Ensuite, les arguments qu'il rapporte dans son compte rendu sont au nombre de ceux figurant dans l'Argumentaire du 20 juin 1940 dans lequel on peut notamment lire : "sommes venus normalement demander autorisation", "nous ne ferons rien pour vous mais rien contre vous", "l'Huma sortira demain".

 
L'Humanité légale
 
Le 20 juin 1940, Denise Ginollin obtient donc à son entrevue de 16 heures avec le lieutenant Weber, la troisième en deux jours en comptant celle brève du matin, l'autorisation de publier l'Humanité à la condition que les articles soient soumis à la censure allemande et qu'ils respectent les instructions qu'il a indiquées à leur rencontre de la veille.

Précieux et riche document, la déposition de Denise Ginollin contient de nombreux renseignements sur l'Humanité légale concernant :

- sa forme : "Il est exact que l'Humanité devait paraître avec l'indication « Organe central du Parti communiste français », comme par le passé. Ce que nous voulions, c'était faire reparaître notre journal comme il était avant sa suspension".
- son contenu : "j'ai précisé au lieutenant Weber que si nous ne voulions rien publier qui put être considéré comme un appel à l'émeute, nous n'entendions pas non plus servir en quoi que ce soit les intérêts allemands".
- son tirage : "le chiffre des premiers tirages de l'Humanité n'avait pas été fixé. La chose devait l'être lorsque nous aurions présenté les articles à l'impression à M. Dangon. J'indique, en passant, que le lieutenant Weber nous avait indiqué que nous devions paraître à fort tirage. Nous ne lui avons rien promis à ce sujet".
- son financement : "L'impression du journal l'Humanité devait être, dans notre esprit, payée grâce aux fonds provenant d'une souscription que nous nous proposions de lancer dans le public avec, naturellement, l'autorisation de la Kommandantur." 
- ses locaux : "Nous devions tout d'abord nous installer dans un petit bureau que M. Dangon aurait mis à notre disposition dans son imprimerie. J'avais songé à demander l'autorisation de réoccuper les locaux de l'Humanité, rue Montmartre, mais je n'ai rien fait en ce sens." (3)
 

Maurice Tréand

Après sa rencontre avec le lieutenant Weber, Denise Ginollin rend compte à Maurice Tréand de la décision positive de la Propaganda Staffel Frankreich.

Ce dernier lui demande alors de se rendre chez l'imprimeur Dangon pour lui dire que l'autorisation est obtenue et qu'il peut donc lancer les préparatifs nécessaires à la parution du premier numéro de l'Humanité sous censure allemande. Pour financer cette opération, Maurice Tréand lui précise qu'il a chargé Valentine Roux de verser un acompte à Georges Dangon (4). Enfin, il lui remet la maquette du premier numéro de l'Humanité légale et plusieurs textes pour qu'elle soumette l'ensemble à la censure du lieutenant Weber.


L'imprimeur Dangon

George Dangon fera le compte rendu suivant de cette troisième rencontre avec l'envoyée du Parti communiste :

"J'ai eu à nouveau la visite de cette femme dans la soirée d'hier [20 juin]. Elle m'a déclaré que le gérant du journal aurait nom : Schrodt, 123 rue du Chemin-Vert à Paris, qu'une femme Roux Valentine m'apporterait des fonds sans tarder. Au cours de la conversation, j'ai appris que son propre nom de femme était Ginollin, son nom de fille étant Reydet." (5)
 

Jeanne Schrodt et Valentine Grunenberger

Jeanne Schrodt et Valentine Grunenberger (née Valentine Roux) sont deux militantes communistes qui participent à la tentative de reparution de l'Humanité aux côtés de Denise Ginollin et sous la responsabilité de Maurice Tréand.

Denise Ginollin indiquera au cours de son audition que "ma camarade Schrodt devait m'aider sans avoir d'attribution définie [...]. Il est vraisemblable que le gérant eût été M. Schrodt, le mari de ma camarade, mais nous n'avons même pas eu le temps de le consulter." (6)

Interrogée sur le financement de l'Humanité avant le lancement d'une souscription publique, elle ajoutera : "Je ne devais pas personnellement m'occuper des questions d'administration et ne puis donc vous répondre de façon précise à ce sujet. C'est une autre personne, une de nos camarades, Mme Roux, demeurant rue du Fb Saint-Martin, je ne sais où, qui devait se charger de ces questions. Elle aurait été en quelque sorte administrateur du journal." (7)

Questionnée sur ses liens avec Denise Ginollin, Jeanne Schrodt déclarera : "J'ignore ce que j'aurais fait exactement, je l'aurais aidée dans la mesure où j'aurais pu. Il avait été question de désigner un gérant et de donner à ce sujet le nom Schrodt, sans qu'il fût précisé si le gérant serait mon mari ou moi-même." (8)

Quant à Valentine Grunenberger, auditionné le 21 juin, elle expliquera son rôle dans le financement du journal l'Humanité : "Hier, dans le courant de la matinée, si je me souviens bien, un homme [un agent de liaison de Tréand] s'est présenté chez moi en me disant qu'il venait de la part du journal l'Humanité qui allait reparaître, y  ayant été autorisé. Il m'a demandé de porter à l'imprimeur habituel de l'Humanité, une somme de 50 000 frcs à valoir sur l'impression du journal." (9)

(1) R. Tournoux, Journal Secret, 1975, p. 207-208 (1er interrogatoire de Denise Ginollin).
(2) Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 52-53, 1993, p. 195.
(3) R. Tournoux, op. cit., p. 211.
(4) F. Crémieux, J. Estager, Sur le Parti 1939-1940, 1983, p. 237. (les auteurs datent ces faits du 19 juin 1940. Or l'autorisation de parution tout comme le versement de l'acompte à Dangon sont du 20 juin 1940. Voir les différentes dépositions et le rapport de Duclos du 30 juin 1940).
(5) R. Tournoux, op. cit., p. 280.
(6) Ibid., p. 207.
(7) Ibid., p. 210.
(8) Ibid., p. 289. (déposition de Jeanne Schrodt pp. 287-290).
(9) Ibid., p. 286. (déposition de Valentine Roux pp. 285-287).


PARTIE VII
Journée du 20 juin 1940 :
Entrevue de 18 heures

Denise Ginollin

A 18 heures (1), Denise Ginollin revient au service de presse de la Kommandantur, situé au 12 boulevard de la Madeleine, pour soumettre à la censure du lieutenant Weber les textes que Maurice Tréand lui a confiés dans le but d'être publiés dans l'Humanité légale :

1) La maquette du premier numéro de l'Humanité sous censure allemande.

Rédigée par Jacques Duclos, la maquette du 1er numéro de l'Humanité sous censure allemande se présente sous la forme d'un feuillet manuscrit dans lequel sont indiqués la disposition et le titre des six articles soumis à l'approbation de l'officier allemand : "Vive l'Humanité", "Vive Staline", "Libération des communistes emprisonnés avec le nom des députés", "Travailleurs unis de l'Humanité", "Formez vos comités populaire", "Libérez les militants syndicalistes". (2)

La manchette de ce premier numéro est une condamnation des responsables de la guerre : "Les responsables doivent être châtiés !". (3)

Sur la forme l'Humanité sous censure allemande porte la mention "Organe central du Parti communiste français" autrement dit le journal autorisé par les Allemands sera sans aucune équivoque la tribune officielle du Parti communiste.

2) L'Humanité n° 56 du 19 juin 1940.

Diffusé clandestinement l'Humanité n° 56 du 19 juin 1940 appartient à la série régulière des Humanités clandestines.

La manchette de ce numéro, comme celle l'Humanité n° 55 du 17 juin 1940, appelle en français et en allemand à l'union des prolétaires : "Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! Proletarier aller Länder, vereinigt euch !".

Cet appel internationaliste s'adresse à la fois aux travailleurs français et... aux soldats allemands.

Pour le Parti communiste les nazis qui occupent Paris ne sont pas des envahisseurs mais des prolétaires avec lequel il faut s'unir contre l'ennemi commun : le capitalisme.

Composée de trois textes signés "Le Parti communiste français (SFIC)" et titrés "Les communistes accusent...", l'Humanité n° 56 du 19 juin 1940 constitue un véritable réquisitoire contre les bellicistes qui sont accusés d'être les responsables de la guerre et de la défaite.

Dans la première déclaration, le Parti communiste fait une comparaison entre les généraux français dont l'incompétence est la cause de la défaite de la France et le commandement de l'Armée rouge dont l'excellence a permis les succès militaires de l'URSS en Finlande.

On notera le cynisme du PCF qui prétend désigné les responsables de la défaite alors qu'il s'est mobilisé dès septembre 1939 pour la Paix avec l'Allemagne d'Hitler. Quant  au conflit russo-finlandais, on rappellera que l'URSS a envahi la Finlande le 30 novembre 1939 avec l'accord tacite de l'Allemagne puisque ce pays appartenait aux termes du Pacte germano-soviétique et de son protocole secret à sa zone d'influence. Ce conflit a pris fin le 12 mars 1940 avec la signature du Traité de Moscou qui a permis au pouvoir soviétique de présenter l'annexion d'une partie du territoire finlandais comme un succès alors que l'objectif premier était la soviétisation de la Finlande.

Les deux autres déclarations montrent que le déclenchement de la guerre a été la conséquence directe de deux échecs diplomatiques de la France.

La première - "En laissant égorger la République espagnole, BLUM-DALADIER-BONNET ont préparé l'invasion et la défaite de la France" - fait référence à la politique de non-intervention de Léon Blum pendant la guerre d'Espagne.

La seconde - "Les traitres de Munich ont ouvert la France à l'invasion" - renvoie à la signature des Accords de Munich en septembre 1938.

La virulence de ces deux textes est à la mesure de leur contenu mensonger. Ils illustrent la thèse communiste selon laquelle la guerre n'a pas été déclenché par la signature du Pacte germano-soviétique qui garantissait à l'Allemagne de ne faire la guerre que sur un seul front dans l'hypothèse d'un conflit avec la France et l'Angleterre. Pour les communistes cet accord était une contribution à la paix.

3) Le tract "Il y a des comptes à régler".

Publié clandestinement le 18 juin, le tract "Il y a des comptes à régler" (4) appelle le Peuple de Paris à se mobiliser pour.... "châtier et faire payer les responsables des désastres de la France".

Ces responsables sont "tous les politiciens qui ont jeté les députés communistes en prison et les ont déchus de leur mandat parce que, dès le début de la guerre, ils avaient eu le courage de réclamer la paix" ainsi que "les ploutocrates des 200 familles qui ont livré la France aux banquiers anglais".

Ce tract pacifiste et anglophobe a été tiré à 7 000 exemplaires. Il a été rédigé par Jacques Duclos, chef du Parti communiste clandestin.

4) Le tract "La 5e colonne chante victoire".

Le tract "La 5ème colonne chante victoire" a été rédigé entre le 14 juin 1940 (entrée des troupes allemandes dans Paris) et le 16 juin 1940 (démission du Gouvernement Reynaud) puisque le texte mentionne que "Paris est envahi. Le drapeau à croix gammée flotte sur l'Hôtel de ville" et que "le gouvernement s'est lâchement sauvé". Ajoutons qu'il présente de nombreuses similarités avec l'Humanité n° 54 du 14 juin 1940.

Ces éléments permettent d'affirmer que la rédaction de ce tract est antérieure à la prise de fonction de Jacques Duclos et que ce dernier n'est donc pas l'auteur de ce texte.

On retiendra de ce tract signé "Le Parti Communiste Français (SFIC)" que Léon Blum et Edouard Daladier, les deux anciens partenaires du PCF dans le Front populaire, sont qualifiés de "lamentables valets du fascisme allemand" alors qu'ils approuvaient la guerre contre l'Allemagne nazie contrairement aux communistes !!! :

"Paris est envahi. Le drapeau à croix gammée flotte sur l'Hôtel de ville, des femmes, des vieillards, des tout-petits sont morts sur les routes, nos soldats abandonnés dans Paris sont faits prisonniers, mais la 5e colonne chante victoire. ([...]
C'est la curée qui se prépare, les Daladier, Bonnet, La Rocque, Ybarnegaray aidés par les Blum, les Jouhaux ont trahi la France, ouvrant grandes les portes à l'envahisseur en lamentables valets du fascisme allemand". (5)

On notera aussi qu'il est conforme à la ligne pacifiste du PCF puisqu'il appelle à la formation d'un "gouvernement s'appuyant sur les masses populaires pour négocier la Paix, garantie par la grande Union soviétique" :

"HALTE-LA LES TRAITRES, ASSEZ DE MORTS,
ASSEZ DE SOUFFRANCES, ASSEZ DE MISERE,
LE PEUPLE DE PARIS VEUT LA PAIX
Il veut un gouvernement s'appuyant sur les masses populaires pour négocier la Paix, garantie par la grande Union soviétique. [...]
Vive la Paix, dans l'indépendance nationale, pour que le peuple uni retrouve, avec ses foyers reconstruits dans le bonheur et la joie, la paix et la liberté". (6)

5) Article "Les radotages de Gustave Hervé".

Rédigé par Jacques Duclos, l'article "Les radotages de Gustave Hervé" s'attaque à Gustave Hervé qui a obtenu des Allemands l'autorisation de reprendre la publication de son journal La Victoire, titre adopté en... 1916 pendant la Première guerre mondiale.

Autorisation éphémère puisque ne paraitront que quatre numéros. Dans le premier numéro publié le 17 juin, Gustave Hervé indiquait "les devoirs du Parisien" :

"Vos devoirs envers les hôtes que la guerre nous contraint de subir ? C'est d'abord une correction et une politesse dont vous ne devez pas vous départir. Cessez, même entre vous, de les appeler les Bôches. Ce mot d'argot, je le sais, n'est pas une injure dans votre bouche. On disait les Alboches avant 1914. Beaucoup d'Allemands prennent le mot pour une injure; ne l'employez plus, ne serait-ce que pour éviter les ennuis. Appelez-les les Fritz, comme les appellent nos soldats. C'est un mot familier et sans pointe qui ne choque personne et qui répond assez à votre absence de haine pour les Allemands, car même quand vous trouvez qu'ils exagèrent, vous êtes sans haine." (7)

Il concluait son texte sur une célébration de la fraternité des peuple :

"L'âme de Paris est si haute que même dans cette tourmente, inattendue, elle ne perd pas de vue l'étoile qui depuis vingt siècle a montré à l'Humanité tout entière, aux Allemands comme aux autres, la route qui conduit à la fraternité des hommes et à l'Internationale des Nations." (8)

Dans son rapport du 19 juin 1940 le Pr. Grimm évoque le cas de Gustave Hervé dans un paragraphe intitulé "la censure de la presse" :

"Il faut faire censurer la presse par des gens qui connaissent parfaitement bien la France. Il ne faut pas permettre que des journalistes roublards, comme Hervé, se moquent de nous entre les lignes et sapent notre autorité dans la population. Le premier numéro de la Victoire d'Hervé est typique de ce qui ne doit pas être toléré (par exemple, dans ce n° 1, les piques comme "Fritz", "Boches", etc)". (9)

6) Le tract "Assez de sang, assez de misère et de ruines".

A défaut de connaitre le texte de ce tract, on peut au moins affirmer que le titre est explicite quant à son contenu.

Dans sa déposition, interrogée sur les textes saisis au moment de son arrestation, Denise Ginollin reconnaîtra les avoir soumis au visa de la censure allemande :

"L'exemplaire de l'Humanité [l'Humanité n° 56 du 19 juin 1940], de même que le feuillet « La 5e colonne chante victoire », m'a été remis par M. Tréand. Je devais le soumettre à la censure pour savoir si on pouvait faire paraître ces textes dans les numéros imprimés de l'Humanité. J'ignore également de qui est l'espèce de maquette de l'Humanité. Il s'agit, je crois, d'une maquette de numéro qui a été publié sous la forme de tract. Les deux feuillets relatifs à l'attitude, à la propagande et à la tactique du Parti communiste, de même que l'article « Les radotages de Gustave Hervé » faisaient partie, je crois, du paquet que m'a remis M. Tréand. J'en suis même certaine en ce qui concerne l'article sur les radotages de Hervé, que je devais soumettre à la censure.
En ce qui concerne le tract « Assez sang, assez de misère et de ruines » je devais également le soumettre à la censure." (10)

Signalons que les six articles composant le premier numéro de l'Humanité légale ne sont pas mentionnés dans le PV de saisie.
 

Lieutenant Weber

Le lieutenant Weber n'est pas satisfait par le contenu du premier numéro de l'Humanité légale et notamment par l'article "Vive Staline".

Cette célébration de l'allié d'Hitler contrevient en effet à l'un des engagements pris par Denise Ginollin à leur rencontre du 19 juin et renouvelé à celle du 20 juin : ne pas faire l'éloge de l'URSS.

On peut établir la réalité de cet engagement en s'appuyant sur l'argumentaire préparé par les communistes : "Je vous répète ce que je vous est dit si vous laissez [paraître] nous prenons engagement de ne pas faire l'éloge d'Hitler et URSS mais rien contre vous". (11)

Signalons que les communistes s'engageaient à ne pas faire l'éloge d'Hitler (quel courage !), ni celui de Staline (quel sacrifice !) et le plus significatif à ne rien dire contre les Allemands (quel esprit de Résistance !)

L'officier de la Propaganda Staffel conclut en demandant des modifications à l'envoyée du Parti communiste qui lui répond que ce n'est pas de sa responsabilité : un nouveau rendez-vous est alors fixé à 22 heures. Il lui délivre un laissez-passer pour qu'elle revienne avec les changements exigés en précisant qu'il l'attendra jusqu'à 23 heures.

(1) Francis Crémieux, Jacques Estager, Sur le Parti 1939-1940, 1983, p. 246.
(2) Jean-Pierre Besse, Claude Pennetier, Juin 40, la négociation secrète, 2006, p. 50.
(3) Ibid., p. 50.
(4) Raymond Tournoux, Journal Secret, 1975, p. 283.
(5) Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 14, 1983, p.162 (texte intégral)
(6) Ibid., p.163.
(7) Le Crapouillot n° 7 Bobard 39-45, 1949, p. 34.
(8) Ibid. p. 49.
(9) F. Crémieux, J. Estager, op. cit., pp. 241-242.
(10) R. Tournoux, op. cit., p. 213. 
(11) J.P. Besse, C. Pennetier, op. cit., 2006, p. 11.


PARTIE VIII
Journée du 20 juin 1940 :
Arrestation de 20 heures 30

Arrestation

A 20 h 30 près du Métro Saint-Martin, Denise Ginollin rencontre comme prévu Maurice Tréand et Jeanne Schrodt pour faire le point sur les négociations. 

Ils sont alors arrêtés par des policiers français qui les soupçonnent de vouloir faire reparaître l'Humanité et d'avoir de ce fait enfreint deux textes de loi. Tout d'abord, le décret-loi du 24 août 1939 en vertu duquel le journal communiste a été suspendu le 26 août 1939 par un arrêté ministériel. Ensuite, le décret de dissolution du PCF du 26 septembre 1939 interdisant notamment toutes les publications communistes.

Ce sont les démarches entreprises tant auprès de l'imprimeur Dangon que des Allemands qui ont suscité ces soupçons.

Auditionné le 21 juin, Jeanne Schrodt reviendra sur les conditions de son arrestation :

"J'ai revu Mme Ginollin, hier soir à 20 heures 30 environ, au métro Saint-Martin. Elle nous a déclaré que le lieutenant Weber avait, en tant que représentant de la Kommandantur, donné son assentiment à la publication de l'Humanité, et que nous pourrions paraître 24 heures après, c'est-à-dire aujourd'hui même, après avoir soumis les articles au visa de la censure. Elle devait, a-t-elle ajouté, revoir le lieutenant Weber, à 22 heures.  
C'est au cours de cet entretien que nous avons été arrêtés. [...]
J'ai cru, de toute bonne foi, en raison des circonstances, que nous pouvions paraître dès lors que nous avions l'autorisation de la Kommandantur, et ma camarade Ginollin nous a affirmé qu'elle devait l'obtenir hier soir à 22 heures." (1)
 

L'Humanité du mercredi 19 juin 1940

Avant d'être interpellée, Denise Ginollin s'est débarrassée de deux documents : l'Humanité du mercredi 19 juin 1940, qu'elle a déchirée (2), et un exemplaire du tract "Il y a des comptes à régler". 

Récupérés par les policiers, ils feront l'objet d'un PV de saisie particulier. Ils serviront de base à une seconde accusation : une diffusion de tracts communistes.

Les trois interpellés apporteront le lendemain dans leur déposition respective un démenti formel à cette accusation : 

- Denise Ginollin : "J'ignore dans quelles conditions ont été établis le tract "Il y a des comptes à régler" et l'exemplaire du journal l'Humanité, portant la date du 19 juin 1940. Je n'ai concouru ni à leur établissement, ni à leur diffusion" (3);
- Maurice Tréand : "Je ne connais pas le tract « Il y a des comptes à régler », ni le numéro du journal l'Humanité du mercredi 19 juin. Je n'ai participé ni à leur établissement, ni à leur diffusion" (4); 
- Jeanne Schrodt : "J'ignorais l'existence du tract « Il y a des comptes à régler » et du numéro de l'Humanité du 19 juin 1940. Je n'ai donc pu participer à leur établissement non plus qu'à leur diffusion" (5).
 

Procès verbal de saisie de documents

Au commissariat, on procède à la fouille des trois militants communistes. Le procès-verbal de saisie présente pour Denise Ginollin le contenu suivant :

"La femme GINOLLIN est en possession des documents suivants, que nous saisissons :

1° Un billet signé « Léo » commençant par les mots « Je t'envoie du texte et quelques indications....» et contenant le passage suivant : « On pourrait s'il y a de la place publier le texte du tract : il y a des comptes à régler. ».

[Note du Blog : Dans ce billet Jacques Duclos (Léo) donne des instructions à Maurice Tréand concernant la publication du premier numéro de l'Humanité légale. Outre la demande de faire publier le texte du tract "Il y a des comptes à régler", on peut aussi lire dans ce court texte cette instruction surprenante : "Je serai très heureux si on pouvait publier dans ce numéro le texte de l'Internationale [Le chant de l'Internationale], ça produirait son petit effet. Vois ça." (6)]

2° Deux feuillets manuscrits portant le texte du tract « Il y a des comptes à régler ».

3° Un exemplaire du numéro ronéotypé du 19 juin 1940 de l'Humanité (N° 56), organe central du Parti Communiste Français, dont le texte est différent du numéro placé sous cote spécial.

[NdB : Le "numéro placé sous cote spécial" désigne l'Humanité du mercredi 19 juin 1940 que la police a récupéré en morceaux au moment de l'arrestation de Denise Ginollin]

4° Un feuillet ronéotypé, intitulé « La Cinquième colonne chante victoire » portant in fine la mention « Le Parti communiste français », feuillet qui est soit un tract distinct, soit un supplément au journal l'Humanité.

5° un feuillet manuscrit, constituant une sorte de maquette d'un numéro de l'Humanité, avec disposition et titres des articles.

6° Un feuillet manuscrit recto-verso relatif à la situation de la France, aux réactions populaires, à l'attitude du Parti Communiste et notamment à ses thèmes de propagande, et enfin la tactique à employer. On lit notamment à ce sujet : « Essayer de faire paraître légalement l'HUMA, indépendante, forte. »

[NdB : Dans ce texte rédigé par Jacques Duclos sont notamment définis les "trois thèmes" de la propagande communiste : "châtier les responsables", "exproprier les capitalistes" et "faire un vrai gouvernement de la France" (7). Aucune référence à l'Allemagne.]

7° Un article manuscrit sur deux feuillets intitulés « Les radotages de Gustave HERVE ».

8° Un feuillet dactylographié constituant un modèle de tract intitulé « Assez de Misère et de ruines » [sic], signé « Le parti communiste français ».

9° SIX feuillets à bordure rouge, détachés d'un carnet à feuillets mobiles à six agrafes, portant des caractères sténographiques se rapportant à une activité politique, les noms des parlementaires.

10° Neuf feuillets du même type que les précédents, portant la traduction des feuillets sténographiés dont il vient d'être question, ces feuillets se rapportant à l'activité du Parti Communiste français. Le premier feuillet commence par ces mots : « Vous avez laissé paraître des journaux communistes dans d'autres pays, Dan [Danemark], Norv [Norvège], Belgique. Sommes venus normalement demandé autorisation. »

[NdB : Ces feuillets forment le texte de l'Argumentaire du 20 juin 1940.]

Nous saisissons ces documents." (8)

Concernant Maurice Tréand, la police saisit sur lui un carnet à feuillets mobiles dans lequel est noté un résumé synthétique de l'Argumentaire du 20 juin 1940.

Dans son livre L'affaire de l'Humanité, Sylvain Boulouque écrit que ce "petit carnet rouge contient des éléments qui permettent de reconstituer une grande partie des rendez-vous du 21 juin [Maurice Tréand a été arrêté le 20 juin et non le 21 juin] entre 14 h 45 et 20 h 30. Maurice Tréand en a noté plus d'une dizaine" (9). Ces pages du carnet détaillant les rendez-vous de Maurice Tréand entre 14 h 45 et 20 h 30 (rendez-vous avec Denise Ginollin au Métro Saint-Martin) n'ont pas été publiées.

(1) Raymond Tournoux, Journal Secret, 1975, pp. 288-289.
(2) Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 14, 1983, p. 160.
(3) R. Tournoux, op. cit., p. 207.
(4) Ibid., pp. 215-216.
(5) Ibid. p. 288.
(6) Jean-Pierre Besse, Claude Pennetier, Juin 40, la négociation secrète, 2006 p. 107.
(7) Ibid., pp. 108-109.
(8) R. Tournoux, op. cit., pp. 281-282. (PV de saisie de documents daté du 21 juin 1940).
(9) Sylvain Boulouque, L'affaire de l'Humanité, 2010, pp. 191-192.
 
 
PARTIE IX
Journée du 20 juin 1940 :
Soirée

L'imprimeur Dangon

A 21 h ou 21 h 30, Georges Dangon reçoit comme convenu une avance de 50 000 francs pour imprimer le journal l'Humanité :

"Assez tard, à 21 heures ou 21 heures 30, j'ai reçu à mon domicile personnel, 5 Place Saint-Michel, la visite d'un cycliste qui m'a remis de la part de Mme Roux la somme de 50 000 frs, qui devait être employée à la mise en route du journal. Je lui ai donné un reçu provisoire au nom de Mme Roux Valentine". (1)

Valentine Roux qui a reçu dans la matinée la somme de 50 000 francs d'un agent de liaison de Tréand explique dans quelles conditions cette somme a été remise à Dangon :

"Dans la soirée, cet homme est revenu me voir et ensemble nous sommes allés à l'imprimerie. Dangon était parti et l'homme avec qui j'étais est alors allé au domicile personnel de celui-ci pour lui remettre les fonds. M. Dangon lui a donné un reçu provisoire à mon nom." (2)


Lieutenant Weber

A 23 heures, sans nouvelles de la représentante du PCF, le lieutenant Weber, passé le délai d'une heure qu'il a accordé, informe l'Etat-major que l'Humanité ne paraîtra pas le lendemain :

"Le 20 juin à 23 heures, l'envoyé de l'Humanité n'ayant pas présenté les modifications demandées, ce journal ne paraîtra pas le 21 juin". (3)

C'est donc l'intervention de la police française qui a empêché la parution du premier numéro de l'Humanité sous censure allemande !!!

Sans cette intervention la militante communiste aurait honoré son rendez-vous à la Kommandantur puis remis à l'imprimeur Dangon les articles définitivement approuvés par le lieutenant Weber.

Dans sa déposition la militante communiste précisera que ce premier numéro devait en fait paraître le 22 juin 1940 à midi :

"La publication devait commencer, en principe, demain à midi, M. DANGON ne pouvant réunir les moyens matériels d'exécution auparavant. Je devais lui apporter la copie hier soir [20 juin]. Je ne lui ai rien apporté, ayant été arrêté avec mes camarades avant d'avoir pu faire quoi que ce soit." (4)

(1) Raymond Tournoux, Journal Secret, 1975, p. 280.
(2) Ibid., p. 286.
(3) Jean-Pierre Besse, Claude Pennetier, Juin 40, la négociation secrète, 2006. p. 57.
(4) R. Tournoux, op. cit., p. 208. (1er interrogatoire de Ginollin)


PARTIE X
Journées des 21 et 22 juin 1940

21 Juin 1940

Le 21 juin, Georges Dangon reçoit en fin de matinée la visite de Valentine Roux et lui remet un reçu définitif en échange du reçu provisoire qu'il a donné la veille. Ils n'ont pas connaissance de l'arrestation au métro Saint-Martin des trois militants communistes.

Georges Dangon décrit la rencontre en ces termes : "Aujourd'hui, au début de l'après-midi, j'ai reçu Mme Roux elle-même accompagnée du cycliste, et lui ai remis un reçu définitif" (1). Quant à  Valentine Roux, elle déclare : Aujourd'hui dans la matinée, je suis allée moi-même chez Dangon. Je lui ai remis le reçu provisoire et il m'a délivré en échange un reçu définitif de la somme de 50 000 frs" (2).

C'est dans l'après-midi du 21 juin que Georges Dangon, qui est mentionné dans la déposition de Denise Ginollin, est entendu à titre de témoin par le commissaire Lafont et que Valentine Roux, qui est citée dans les dépositions de Ginollin et de Dangon, est arrêtée par la police française à son domicile du 75, rue du Fbg Saint-Martin.

Après avoir auditionné dans la journée tous les mis en cause, le commissaire Lafont transmet la procédure au Procureur de la République en précisant les motifs de leur arrestation :

"Vu ce qui précède;
Attendu que la nommée Reydet, femme Ginollin, la nommée Lacloche, femme Schrodt, le nommé Tréand Maurice, la nommée Roux, femme Grunenberger, sont inculpés :
1° D'infraction au décret du 26 septembre 1939 portant dissolution des organisations communistes;
2° D'infraction au décret du 24 août 1939 autorisant la saisie et la suspension de certaines publications, décret en vertu duquel le journal l'Humanité a été suspendu suivant (un) arrêté du ministre de l'Intérieur du 26 août 1939, régulièrement notifié le même jour;
Mettons les quatre personnes ci-dessus à la disposition de M. le procureur de la République, à qui nous transmettons la présente procédure avec les trois scellés dont il a été ci-dessus question." (3)

(1) R. Tournoux, op. cit., p. 280.
(2) Ibid., p. 286.
(3) Journal Officiel du 10 décembre 1947 p. 5563 (le député de Chévigny lit dans l'hémicycle le procès-verbal rédigé par le commissaire Lafont).


22 Juin 1940

Le 22 juin, sur décision du Juge d'instruction Pihier, Denise Ginollin, Jeanne Schrodt et Valentine Grunenberger sont incarcérées à la maison d'arrêt de la Petite Roquette tandis que Maurice Tréand est écroué à la prison de la Santé.

Le lieutenant Weber pourra lire les détails de l'arrestation des militants communistes dans Le Matin du 22 juin 1940, journal qui vient tout les jours soumettre sa copie au visa de la censure allemande :

Arrestations à Paris de responsables communistes

La préfecture de police ayant constaté une tentative de regroupement de quelques éléments du parti communiste dissous et un début de diffusion d'un tract révolutionnaire, a ouvert immédiatement une enquête qui a amené l'arrestation de :
Maurice Treand, responsable de la commission des cadres de l'ex-parti communiste français;
Denise Reydet, femme Ginollin, du comité mondial des femmes;
Jeanne Lacloche, femme Schrodt;
Valentine Roux, femme Grunenberger.
Les inculpés ont été mis aussitôt à la disposition de la justice. 
 

PARTIE XI

Intervention d'Otto Abetz

Le 24 juin, l'avocat de Maurice Tréand, Me Robert Foissin, sollicite l'intervention d'Otto Abetz  par l'intermédiaire de Me André Picard.

Devant son confrère, Robert Foissin s'étonne de "l'attitude singulière et contradictoire des autorités allemandes". (1)

En effet explique-t-il ses camarades ont été arrêtés par la police française pour une tentative de reparution de l'Humanité alors que "cette reparution avait été formellement autorisée par le lieutenant Weber, chef de la censure allemande à Paris". (2)

Au vu de la situation, soit ces arrestations ont été faites avec l'accord des Allemands et dans ce cas pourquoi négocier avec le PCF, soit ce n'est pas le cas et dans cette hypothèse la libération des militants communistes est totalement justifiée.

La démarche de l'avocat communiste est un succès comme il le relate dans une note du 7 novembre 1944 :

"Le 25 juin au matin, je revois Picard qui m'assure que mes camarades seront libérés dans la journée et me demande de leur proposer de venir le lendemain à l'ambassade pour expliquer les conditions dans lesquelles la censure les avait autorisés à tirer l'Humanité ainsi que les circonstances de leur arrestation et surtout pour reprendre le problème dans son ensemble. Je vais aussitôt à la Santé mettre Tréand au courant. De fait, dans la journée, sont libérés non seulement ces quatre militants mais encore tous ceux qui avaient été poursuivis ou condamnés depuis septembre 1939 pour avoir défendu le pacte germano-soviétique et qui se trouvaient détenus soient à Fresnes, soit à la Santé, soit à la Petite-Roquette." (3)

Maurice Tréand, Denise Ginollin, Jeanne Schrodt et Valentine Grunenberger sont donc libérés à la demande des autorités allemandes le 25 juin 1940. Ces libérations et l'intervention des Allemands sont attestées par quatre lettres de l'administration pénitentiaire en date des 25 et 26 juin 1940.

Autre élément d'intérêt dans la note de Foissin : la libération des militants communistes détenus à la Santé, à Fresnes et à la Petite Roquette (prison pour femmes) "pour avoir défendu le pacte germano-soviétique".

En contrepartie de son intervention, le représentant d'Hitler en France a manifesté le désir de rencontrer le dirigeant communiste pour discuter de la question de l'Humanité avec l'ambition d'engager de plus larges négociations...

Le 26 juin, le Parti communiste ayant accepté de satisfaire la demande allemande, Maurice Tréand se rend à l'ambassade d'Allemagne pour conférer avec Otto Abetz. Il est accompagné d'un autre membre du Comité central : Jean Catelas. Sont aussi présents à la réunion : Me Foissin et Denise Ginollin.
 
Première rencontre entre un officiel allemand et... deux dirigeants communistes, cette réunion du 26 juin 1940 marque le début de la seconde négociation entre le PCF et les nazis. Encore une preuve de... la Résistance communiste.

L'IC sera informé de tous ces événements par le rapport de Jacques Dulclos du 30 juin 1940 :

Arrestation de Tréand et des trois militantes

"Ayant eu vent de la parution prochaine de l'Humanité, la police surveillait l'imprimerie Dangon et quand D.R. [Denise Reydet, nom de jeune fille de Denise Ginollin] se rendit à cette imprimerie avant d'aller à un rendez-vous avec Grégoire [pseudonyme de Maurice Tréand] elle fût prise en filature et lorsque plus tard elle rencontra ce dernier, ils furent immédiatement arrêtés ainsi qu'une autre camarade [Jeanne Schrodt] et, par la suite, une autre camarade [Valentine Grunenberger] qui avait été prévue pour s'occuper de l'Huma et s'était mise en rapport avec Dangon fût également arrêtée, c'était le 20 juin au soir [le 21 juin pour Grunenberger] et le 22 le « Matin » annonçait l’arrestation des camarades pour tentative de reconstitution d’un groupement dissous et tentative de distribution de tracts." (4)

Intervention des autorités allemandes

"Notre première réaction fût de considérer que la Kommandantur sans se mêler directement de l’affaire avait fait agir la préfecture de police, mais les événements ont montré par la suite que la situation était autre. Ce qui pour nous était extrêmement désagréable c’était l’arrestation de Grégoire d’une façon aussi stupide et aussitôt nous avons demandé à un avocat (Foissin) de s’occuper de l’affaire.
Après l’arrestation de Grégoire la préfecture de police mit en branle un juge d’instruction, des interrogatoires eurent lieu et tout s’engageait selon les conditions habituelles de la procédure contre les communistes, mais l’avocat intervint auprès des autorités allemandes en soulignant les démarches faites pour obtenir l'autorisation de faire paraître « l'Huma » et le 24 juin Grégoire ainsi que les trois camarades femmes qui avaient été arrêtées étaient mis en liberté [les libérations ont eu lieu le 25 juin]". (5)

Rencontre avec Abetz

"Un personnage bien connu, Abetz, avait entre temps été informé des démarches faites par l'Humanité et il fit demander par l'intermédiaire de Foissin une entrevue avec le camarade qui venait d'être libéré pour discuter de la question de l'Humanité; nous aurions préféré que Grégoire n'ait point à participer à une telle entrevue mais en raison des circonstances il était difficile de s'abstenir, aussi décidâmes nous qu'il verrait ce personnage en compagnie de Catelas, de la camarade D.R. et de Foissin". (6)

(1)  Francis Crémieux, Jacques Estager, Sur le Parti 1939-1940, 1983, p. 353. (Note de Me Foissin du 7 novembre 1944).
(2) Ibid., p. 353. (Note de Me Foissin du 7 novembre 1944).
(3) Ibid., p. 354. (Note de Me Foissin du 7 novembre 1944).
(4) Cahiers d'histoire de l'I.R.M, n° 52-53, 1993, p. 195.
(5) Ibid. pp. 195-196
(6) Ibid. p. 196.


PARTIE XII

Approbation de l'IC

Dans son rapport du 30 juin 1940, Jacques Duclos rend compte dans le détail de son action à la tête du Parti depuis son arrivée dans la capitale le 15 juin.

Il fait état notamment des négociations des 18, 19 et 20 juin, de l'arrestation de ses camarades, de leur libération par les Allemands et des pourparlers qui ont repris le 26 juin avec une rencontre à l'ambassade d'Allemagne entre Otto Abetz et une délégation communiste composée de Denise Ginollin, de Robert Foissin, avocat, et de deux membres du Comité central : Maurice Tréand et Jean Catelas.

Ce rapport sera suivi de ceux plus succincts des 3 et 6 juillet 1940. Seront aussi envoyés à Moscou un exemplaire de chaque tract diffusé par les communistes au cours de cette période et même une copie de l'Humanité du mercredi 19 juin 1940. Cette copie sera reproduite dans un document interne de l'IC daté du 19 juillet 1940.

Sur la base de ces documents décrivant avec précision l'action des communistes français, l'Internationale communiste adoptera une Directive le 19 juillet 1940 qui sera envoyée le lendemain dans un télégramme signé par Georges Dimitrov, secrétaire général de l'IC, et Maurice Thorez, secrétaire général du PCF :

Dans ce télégramme du 20 juillet 1940, l'IC adresse un satisfecit à la direction du Parti communiste :

"Reçu vos matériaux jusqu'au six juillet. Considérons juste ligne générale.
Indispensable redoubler vigilance contre manœuvres des occupants. Etait juste entreprendre démarches pour obtenir presse légale, mais entrevue avec Abetz faute, car danger compromettre parti et dirigeants." [...]
Juste utiliser toutes possibilités légales, mais en renforçant organisations illégales" (1)

Dans ce texte, Dimitrov et Thorez approuvent sans aucune équivoque la démarche engagée par les communistes auprès des autorités allemandes pour obtenir la légalisation de l'Humanité : "Etait juste entreprendre démarches pour obtenir presse légale".

Sont donc validées par Moscou la première négociation entre Denise Ginollin et le lieutenant Weber ainsi que la seconde qui a débuté le 26 juin 1940. La seule critique ("faute") porte sur l'entrevue que Maurice Tréand et Jean Catelas ont eue avec Otto Abetz. Pour l'IC, les dirigeants communistes ne doivent pas participer à ces négociations. Leur présence est une compromission.

Autre élément d'intérêt, l'IC renouvelle la recommandation portant sur une activité légale communiste : "Juste utiliser toutes possibilités légales".

(1)  B.Bayerlein, M. Narinski, B. Studer, S. Wolikow, Moscou, Paris, Berlin. Télégrammes chiffrés du Komintern, 1939-1941, 2003, p. 265.


Sources :

- Bayerlein, Narinski, Studer, Wolikow, Moscou, Paris, Berlin. Télégrammes chiffrés du Komintern, 1939-1941, 2003.
- Besse Jean-Pierre, Pennetier Claude , Juin 40, la négociation secrète, 2006.
- Boulouque Sylvain, L'affaire de l'Humanité, 2010.
- Cahiers d'histoire de l'Institut de recherches marxistes, Le PCF 1938-1941, n° 14, 1983.
- Cahiers d'histoire de l'Institut de recherches marxistes, Le PCF et l'Internationale (septembre 1939 - août 1940), n° 52-53, 1993.
- Courtois Stéphane, Le Bolchévisme à la française, 2010.
- Crémieux Francis, Estager Jacques, Sur le Parti 1939-1940, 1983.
- Déposition de Denise Ginollin du 21 juin 1940.
- Déposition de Maurice Tréand du 21 juin 1940.
- Rossi Almicare, Physiologie du Parti communiste français, 1948.
- Peschanski Denis, Vichy 1940-1944 Archives de guerre d'Angelo Tasca, 1986.
- Tournoux Raymond , Journal Secret, 1975.